Victor Cupsa

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'Requiem'

Œuvre léguée à  FUNDATIA ACADEMIA CIVICA. MEMORIAL SIGHET.

Tryptique dédié aux victimes de la catastrophe que représente le communisme
dans tous les pays où il a exercé le pouvoir

 

" L’homme sanctifie le lieu "

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L’homme sanctifie le lieu.(1)

Pendant les années 1957 ou 58, je ne sais quelle institution culturelle de la ville d’Oradea,  avait  organisé des festivités à la mémoire du poète Mihai Eminescu. Elles se sont déroulées dans le beau bâtiment de l’évêché catholique de rite grec dont les propriétaires se trouvaient déjà dans les geôles et les camps du pays. Il y a trop longtemps depuis pour que je me souvienne de tous les détails, mais il m’est resté en mémoire que dans le programme figurait le poème « Luceafàrul », l’une des pièces maîtresses de son œuvre. C’était une période où la suspicion généralisée régnait en maître car les événements tragiques de 1956 à Budapest étaient encore dans toutes les mémoires et je me suis demandé quelles étaient les intentions réelles ayant guidé ce choix.
Le moment venu, une très jeune adolescente, monta sur scène. Une gamine à l’aspect un peu frêle, mais énergique et décidé. Sûre de son fait, ne doutant de rien, elle se mît à réciter les 98 strophes d’une seule traite, d’instinct, sans fard, sans la technique de l’acteur, avec une passion, un don de soi et une densité qui a mis toute l’assistance dans une sorte de transe  admirative, pas seulement pour la performance de mémorisation, mais peut-être encore davantage pour  la  confiance passionnée dans la force de la poésie qui émanait tant de sa prestation, que de sa personne. Une présence et une réalisation mémorables. La preuve : je m’en souviens.
La gamine en question était Doina, fille aînée du Père Gheorghe Coman, prêtre orthodoxe de notre cité et la scène se passait avant ou après l’une des arrestations qu’il avait subies. Sa fille, je l’ai connue par ma cousine Tana la cadette de mon parrain. Quelques années plus tard,  il fit lui aussi sept ans de prison politique, pour rien  comme tant d’autres gens. Les filles avaient le même âge et commençaient à vouloir ouvrir les yeux sur un monde désaxé.
Deux ou trois ans auparavant, j’avais été nommé à Oradea où, parallèlement à la profession de bactériologue au laboratoire vétérinaire, je travaillais intensément le dessin et la peinture sous la houlette du sculpteur Iosif Fekete qui, avec le temps, est devenu un ami important. L’un de ceux qui comptent sur le long terme.
Plusieurs expositions régionales, une « personnelle » à Bucarest, m’ont fait quitter et Oradea et la médecine vétérinaire,  m’amenant à l’obtention du prix de la jeune peinture qui donnait le droit de représenter la Roumanie à la « Quatrième Biennale des jeunes artistes » en 1965 à Paris, où je suis venu et me suis établi. Dans un texte  me concernant et publié plus tard dans la revue « Familia » (2), Doina se souvient du fait que nous nous sommes connus lorsqu’elle était encore élève et qu’après mon départ, elle avait appris « avec fierté qu’un jeune peintre de notre ville avait eu du succès à Bucarest ».
Nous avons suivi nos évolutions à distance. Elle est devenue la personnalité  exceptionnelle connue sous le pseudonyme d’Ana Blandiana (3), j’ai suivi mon « Chemin à travers tableaux » qui est en même temps le titre de l’album contenant une partie des « Cahiers d’atelier » avec bon nombre de reproductions, paru en 2014 en France. J’en ai envoyé un exemplaire à Ana Blandiana et à son époux, Romulus Rusan (4), caractère vertical, lumineux qui par ses préoccupations littéraires et civiques m’était très proche. Nous n’avons pas eu souvent l’occasion de nous parler de vive voix et c’est surtout à travers ses écrits que j’ai découvert la convergence de nos opinions. Comme moi, il nourrissait un profond sentiment de vénération pour la rectitude du comportement, la force de caractère, la probité  et la ténacité qui ont conduit Iuliu Maniu à l’accomplissement de son terrifiant destin (5). Je savais depuis longtemps que la dépouille du Menhir de Bàdàcin, n’a jamais été identifiée, qu’elle gît toujours perdue dans la fosse commune de la prison de Sighet où elle fut jetée par les « hommes de bien » qui nous gouvernaient en ce temps-là. C’est  dans ce cadre mental que j’ai fait la donation du triptyque « Requiem dédié aux victimes du communisme » au Mémorial Sighet car il me semblait que sa place était dans le  Cimetière des Pauvres, « la Nécropole de ceux qui n’ont pas de sépulture » et il y est, par les soins d’Ana Blandiana.
- En voilà encore un - dira-t-on - qui vit l’esprit cloîtré dans le passé, en magnifiant tout ce qui fut.  C’est faux ! C’est inexact ou c’est exactement le contraire ! Il s’agît là des résultats d’une observation au jour le jour pendant le long d’un quart de siècle décevant ; observation froide, horrifiée, du passé proche et du présent. Elle conduit, qu’on le veuille ou non, à une comparaison dévastatrice pour le personnel politique contemporain, car celui-ci ne peut être perçu autrement que comme  une catastrophe majeure. Les quelques exceptions ne font que renforcer la règle, car une fleur ne fait pas le  printemps.
La conséquence est la perception hyperbolique des grands disparus  auréolés par le martyre qu’ils ont subi et, comme corollaire, l’orientation de la pensée vers une autre échelle de valeurs, un autre poids spécifique, leur conférant  une dimension légendaire.

Pendant les années d’exil, nos chemins se sont croisés à Florence par un hasard heureux en un début d’été, juste à l’entrée de la « Galerie des Offices ».
Cela m’avait semblé quelque chose de miraculeux, car c’est un petit miracle que de pouvoir rencontrer les gens qu’on aime et admire, dans un espace géographique qui héberge tant de beauté accumulée le long de l’histoire.  À Florence rien n’est loin, ni le Dôme avec sa coupole de Brunelleschi et le Campanile de Giotto, ni la porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti, ni le David de Buonarroti sur la place de la Seigneurie, ni les fresques du frère Angelico au Monastère de San Marco, agglomération inouïe de chefs d’œuvre répandus sur une surface relativement restreinte,  tous commentés par Georgio Vasari dans ses « Vies des peintres, sculpteurs et architectes »…
Tout à portée de main en se promenant.  
Aux Uffizzi, par le rang qu’il détient sur l’échelle des grands musées du monde, en pleine lumière des journées toscanes, nous nous trouvions dans un espace privilégié. Je me souviens d’avoir eu avec mes amis une discussion concernant la peinture…
Il y avait des raisons à cela. Pour moi, cette année 1971 fut une année charnière, une année de remise en question. Un an auparavant, j’avais eu au Musée d’art Moderne de la Ville de Paris l’exposition que j’avais intitulée « L’espace Métaobjectal » fort bien reçue et par la critique et par le microcosme, ce qui faisait que les perspectives étaient excellentes. Sauf que dans l’intervalle 1970-1971, je me suis rendu compte que je m’étais enfermé de mon propre chef dans un cul de sac et que j’étais condamné - si je continuais dans la même direction - à me répéter à satiété, comme tant d’autres autour de moi l’avaient fait. Très peu pour moi. M’autopasticher sans y croire, était au-dessus de mes forces. Ce fut une cassure, une remise en cause radicale.
C’est dans ce contexte d’incertitude et de doute qu’était intervenu ce voyage en Italie, à Venise, Sienne, Florence, aux Uffizzi et autres endroits d’exception.
J’arrivai de Sienne après avoir repris le contact pendant plusieurs jours avec les « originaux » de l’école du même nom qui s’était développée autour de la Piazza del Campo.
Impavide, Sienne avait tenu tête à la Renaissance, l’avait défiée pendant presqu’un siècle. J’étais subjugué, captivé par cet esprit frondeur, ce « noli me tangere » superbe, cette indépendance fière, doublée de fidélité. Me semblait extraordinaire cet attachement des siennois à leurs valeurs, à leur façon de voir et concevoir la peinture, l’attitude intransigeante d’un Duccio di Buoninsegna, Simone Martini, Giovanni del Paolo, Lippo Memmi, plus merveilleux les uns que les autres. Je les regardais et je les entendais presque, dire : « Nous demeurons  dans le Sacré et nous y resterons.  Renaître ? Pour quoi faire ? Arriver en moins de cinq siècles au point terminus, dans un urinoir ?
Ces peintres qu’on appelle aussi « primitifs italiens », par les origines byzantines de leurs œuvres,  avaient une relation organique - que j’avais ressentie presque physiquement - avec les fresques extérieures et intérieures des monastères de Sucevitza, de Voronetz et autres, en Bucovine  et tout autant  avec d’autres peintres d’icônes qui vécurent dans l’espace orthodoxe à l’Est, Théophane le Grec en tête.
…Et pourtant, pendant ce temps, toutes les louanges, toutes les attentions et tant d’argent de la famille Médicis se déversaient sur Florence…sans que personne puisse prétendre (miracle de la relativité) que c’était à tort.

Pourquoi ai-je envie d’écrire tout cela ? Peut-être pour attirer l’attention, la mienne avant tout, mais aussi celle des autres, sur l’importance que peut prendre un lieu donné ; pour souligner dans quelle mesure la qualité, la charge émotionnelle liée à l’endroit des retrouvailles, le cadre exceptionnel offert, change une rencontre due au hasard, en un « événement » qui s’insinue durablement dans la mémoire avec vocation à devenir patrimoine.

Ces réflexions semblent ne pas avoir été valables que pour moi, car bien des années plus tard, Romulus Rusan m’a dédicacé son livre « L’Amérique du lévrier cendré » : « En souvenir d’une journée aux Uffizzi »… c’est dire…
À la parution de mon « Solstice d’hiver », il nous avait déjà quittés.
Malgré cela, j’ai envoyé un exemplaire « à Blandiana et à Romi Rusan » pour la bonne raison que je ne pouvais pas les dissocier ; je ne le peux toujours pas.

                                                                                                           
27 / 02 / 2018.
Cher Victor,

J’ai terminé la lecture de ton tellement inhabituel livre, livre d’histoire, de littérature, de philosophie, de mémoires, d’analyse politique, d’analyse psychologique, mais par-dessus tout livre « d’enseignement » dans le sens que donnaient les anciens chroniqueurs à cette locution.
Je l’ai lu lentement parce que je fus souvent partie, ayant un programme très chargé et chaque fois au retour, c’était aussi un retour sur sa lecture ; ardue, parce qu’elle exigeait de la concentration, mais aussi pour son poids au propre ; je ne pouvais pas le lire couchée. (Je me suis souvenue du support qu’avait inventé  Goethe à un âge avancé, donnant à un maître ébéniste le dessin pour la réalisation du support qui lui faciliterait la lecture au lit.)
Je crois que j’ai été tellement impressionnée parce que ton livre est une sorte de compendium  des obsessions d’un monde qui fut notre monde (je ne pense pas exclusivement à l’Est et à l’Occident, mais purement et simplement à tous ceux qui furent jeunes dans la seconde moitié du 20e siècle) à mes propres obsessions, illusions et désillusions.
Il est à sa façon un livre exhaustif, un résumé d’un monde qui avance vers la fin du monde, capté entre les rives du Somes.
Je te félicite de tout cœur. Et je te remercie.
Bien à toi,
Ana Blandiana.                                                                          .

 

Je suis conscient que  mon texte est inhabituel tant par les faits relatés, que par sa construction ou par l’enchevêtrement des thèmes qui se suivent, s’interpénètrent, ou se superposent. (sauf que les faits dont je parle, ce n’est pas moi qui les ai inventés).
Peut-être est-il ardu... Celà doit-être, puisqu’on le dit. Je ne pouvais pas faire autrement, car  l’organisation dans l’espace  intérieur du livre s’était imposée par la propre logique du contenu.

    « Cahiers d’atelier » .Victor Cupsa. Le 23 / 04 / 2018.

 


(1) « Omul sfinteste locul ». Proverbe roumain.

(2) « Familia » revue littéraire mensuelle, fondée en 1865 à Oradea.

(3)  Ana Blandiana, poète, écrivain, essayiste, membre de l’Académie roumaine. Avec son époux Romulus Rusan, ils créent le « Mémorial de la répression et de la résistance » de Sighet (Roumanie).
Le Mémorial a obtenu le « Label du Patrimoine Européen » en 2018.

(4)  Romulus Rusan. (1935-2016) Écrivain. Auteur de « L’Amérique du lévrier cendré », de nombreux autres livres et surtout du monumental « Livre des morts » Ed.de la Fondation Academia Civica. 2013 Bucarest.

(5) Iuliu Maniu. Homme d’État roumain, L’un des grands artisans de l’Union de 1918. Trois fois premier ministre entre les deux guerres. Figure emblématique, chef de l’opposition contre toutes les dictatures : celle du Roi Carol II, celle du Maréchal Ion Antonescu et après l’armistice du 23 août 1944, celle des Soviets et du parti communiste. Arrêté et détenu en régime d’extermination, il est mort en 1953, à l’âge de 80 ans, dans la prison de Sighet, tout comme de très nombreux hauts dignitaires politiques, religieux et hommes de culture, dont Gheorghe Bratianu.

 

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