Peu de temps après mon arrivée à Paris, j’assistais à la première vente aux enchères de ma vie, Musée Galliera, pas loin de l’endroit où j’habitais une chambre de bonne offerte gracieusement par une compatriote. C’était l’hiver 1965-1966, par un temps à ne pas mettre un peintre dehors. Ni un chien. Il pleuvait sans discontinuer et Le Zouave du pont de l'Alma mouillé jusqu'à l'os, avait les pieds dans l'eau jusqu'aux genoux.
La quatrième « Biennale des jeunes artistes » fermée depuis peu, je traversais (en impondérabilité) une période étrange où je prenais connaissance d’une multitude de choses inconnues dans les pays d’au-delà du rideau de fer ; entre autres les ventes aux enchères.
Entré par hasard, sans connaître quoi que ce soit sur les ventes de ce genre, ni des lots mis en vente, j’avais des notions très relatives sur la valeur du franc, sur les réalités du « marché de l’art » ; le rituel d’une telle institution m’était étranger, autant que le métier de commissaire- priseur.
Etait mis aux enchères (entre autres) un Modigliani. Le titre : « La fille de la concierge ».
Les enchères démarrent à une somme relativement modeste, montent vite pour arriver à dépasser le million de francs, somme énorme, tout au moins pour moi. D’après ce que j’ai lu et entendu les jours suivants, c’était la première fois qu’un Modigliani dépassait le million. Je n’ai pas cherché à vérifier, ce n’était pas mon problème.
Ce qui m’apparut en revanche avec force, ce fut le « problème moral ». Il s’impose, qu’on le veuille ou non ; connaissant le dénuement dans lequel l’auteur a vécu, l’amoncellement de problèmes d’ordre matériel, la série de malheurs qui le menèrent au suicide, il est impossible de ne pas penser que le prix obtenu par un seul de ses tableaux aurait suffi à couvrir les besoins de toute sa vie.
Dans l’atmosphère créée par l’importance de la somme, le premier rapprochement qui s’était imposé, par analogie sans doute, c’est le nom de Vincent van Gogh (l’archétype pour ce genre de cas), son œuvre, sa vie, dans laquelle s’inclut de lui-même le fait de n’avoir vendu aucun de ses tableaux, malgré les efforts acharnés de Théo. Il s'est rattrapé, mais post mortem, ce qui a dû lui faire une belle jambe.
Fadaises que tout cela ; sensibleries bourgeoises, mélodrames sentimentaux et histoires d’autres temps.
Mai 2012 ; nouvelle sensationnelle à la télévision sur le nouveau record du monde des ventes d’un tableau moderne, « Le cri » d’Edvard Munch. Le prix d’adjudication (frais compris) se situe aux alentours de cent vingt millions de dollars, ce qui, conversion faite, représente une somme d’à peu près 700.000.000 francs.
Le délire devient palpable ; il devient agressif.
Année olympique que le 2012 ! Plus loin, bas, plus cher! Pauvre Coubertin.
Même en tenant compte de l’écart entre les deux dates de vente et le changement de monnaie, le prix obtenu ne peut pas être attribué à la différence de valeur, même en s’accrochant au sempiternel concept de la subjectivité de la valeur de l’art. Donc il n’est pas interdit de penser qu’il doit y avoir une autre raison ; qu’il y a quelque part une cause qui ne tient pas à la sphère de l’art, à la qualité artistique, à la valeur picturale ; ce qui nous amène à l’idée que l’on doit chercher ailleurs.
Deux ou trois semaines plus tard, voilà une autre nouvelle, arrivant par les mêmes canaux, venant toujours du monde de la peinture : cinq tableaux célèbres, volés dans un passé plus ou moins récent dans un musée, ont été retrouvés par la police italienne. L’un d’eux, une merveille du quinzième siècle, est montré à l’écran, le présentateur ajoute que le « lot » de cinq toiles vaut en vrac, selon les estimations des spécialistes (des experts certainement) environ cinq millions d’euros. Comment ont-ils fait, sur quels critères de valeur ? Ce culot de mettre un prix sur l’inestimable, m’étonne toujours. Donc avec le prix du « cri » on aurait pu acheter 20 fois le lot de toiles retrouvées et 700 fois « La fille de la concierge ». Arrondissons : disons 600 fois, ayant en vue la possibilité d’erreur due au changement de monnaie et au temps qui passe. On ne va tout même pas chipoter pour cent millions !
……Les salaires de certains footballeurs s’envolent, échappent au bon sens, au raisonnable, à la décence, comme ceux de certains « capitaines d’industrie » ou grands patrons, disposant et usant de « parachutes dorés » et autres merveilles du monde contemporain, agissements, faits et dimensions hors de la compréhension du piéton usant les trottoirs. (Normal, il s’agît d’une autre espèce). Se rendent-ils compte de ce que les gens peuvent penser ? Se posent-ils la question de savoir où cela va mener car il n’y a pas de faits sans conséquences. Tôt ou tard.
Il y a mieux, beaucoup mieux……Grandes banques aidant les Etats demandeurs, initiateurs de fraude, à tromper d’autres Etats susceptibles de leur octroyer des subventions sous forme de prêts……accumulations de dettes au point que tout le monde sait désormais, qu’il leur sera impossible de rembourser. Les coupables de tels procédés, reçus avec le protocole et la pompe habituelle, tapis rouges, limousines, body-guards, préposés à l’ouverture des portières, avant les conférences internationales sur l’assainissement des finances ravagées d’un monde malade. On est arrivé là par l’opération du saint Esprit ? Car il y a certainement des coupables ! Mais non, détrompez-vous, il n’y en a pas ! Nulle action judiciaire, nul procès à l’horizon, (sauf ici et là pour des seconds couteaux, larbins et lampistes). Impunité totale pour les gangsters déguisés. Si des traders se permettent de massacrer des milliards c’est que les circonstances s’y prêtent, que l’environnement y est propice, ils existent par mimétisme, ils se sont auto-créés à l’image de leur monde….. L’obscénité s’étale superbe, triomphante comme l’imposture, intangible, assurée dans sa pérennité par des truands en col blanc.
Délire à jet continu se nourrissant désormais de lui-même, noyant les vestiges de bon sens qui, par inadvertance, traînent encore ici et là.
…..Valeurs, argent, cours de l’or, finances. Finances hégémoniques, finances incontrôlables. Tout le monde peste, même les politiques, ou surtout les politiques mais pas pour les mêmes raisons que la multitude. La maitrise des manœuvres leur échappe ? Tout leur échappe ! Ne savent plus où donner de la tête, les idées à sec comme les caisses de l’Etat, encéphalogramme plat, ce qui ne les empêche pas de faire, toutes ambitions déchaînées, la course au pouvoir. Ils le font ; certains gagnent, d’autres perdent comme d’habitude, mais les données restent les mêmes. Temps fastes pour les spécialistes, les commentateurs, les experts ; ils parlent, eux, se gargarisent à n’en plus finir, cela ne coûte rien, n’ont pas de solutions mais, délices des délices, ils entendent le doux son de leur propre voix, exquise jouissance acoustique, c’est leur métier ! Les prévisionnistes disent qu’on n’a encore rien vu. Le plus intéressant, paraît-il, est à venir. Tiens ! On ne le savait pas.
…..Salles immenses, avec des ordinateurs géants alignés, noirs sur le fond blanc des murs ; il est dit qu’ils sont capables d’analyser plusieurs centaines ou milliers de possibilités à la seconde, à la nanoseconde, prendre les décisions qui leur semblent les meilleures, choisir, imposer, faire passer des millions et des milliards d’un endroit à un autre, d’une poche à une autre, sans même que l’homme puisse encore intervenir. Largué, dépassé, bouche bée devant ses propres créations, pris de court par la vitesse du mouvement en accélération continue, il crie au génie, à la sorcellerie, au danger social, au danger tout court, sans savoir ce qui est à faire.
La juxtaposition de tout cet ensemble amplifie, embellit le paysage, augmente l’autosatisfaction grotesque de ceux qui sont au-dessus et hors des lois.
…… Sublime Goethe, avec son apprenti sorcier !
Le voilà incarné le bonhomme et l’homme (le maître) a perdu le mot d’arrêt. Spéculation sur spéculation, l’argent se fait tout seul ou presque, par milliards. Qu’est- ce que cela peut signifier dans de pareilles conditions, la bagatelle de cent vingt pauvres petits millions (d’euros) pour une toile, quand les milliards sortent des ordinateurs, des manches des politiques, giclent des sables dorés en flots continu d’or noir. Contrôle perdu. De conférence nationale en conférence internationale, de conciliabule en réunion toutes plus couteuses les unes que les autres, d’analyse en évaluation, de crise en crise, distribution généreuse de centaines de milliards en milliers de milliards. Milliard, c’est l’unité de mesure, le mot à la mode, on ne respire que par lui, on ne parle que de lui, tous connaisseurs, tous experts, la farandole va de l’avant sans freins. Entre le réel et le virtuel il n’y a plus de séparation, les dettes gonflent, monstrueuses, des crissements commencent à se faire entendre mais voilà, nous nous sommes habitués, c’est comme un bruit de fond, il ne dérange personne. Le gynécée de la Gorgone où les experts se contredisent.
Dans cette atmosphère délétère, pendant une vente aux enchères d’une grande maison spécialisée, fut vendue au mois de Mai 2012, une toile d’Edvard Munch intitulée « le cri », sans qu’il soit précisé (ni à l’acheteur ni au public) le sens des vociférations du quidam. Pouvait crier ce qu’il voulait. Cela n’intéressait personne. Par un concours de circonstances favorable, j’ai eu l’occasion d’entendre la bande sonore du tableau et je peux certifier qu’il criait, je le cite : « Arrêtez-vous connards, vous allez dans le mur ». Cri dans le désert, sans suite, comme dans d'autres temps ceux tout aussi inutiles de Cassandre, à l'époque où la sainte Ilion préparait dans la liesse son trépas.
Il croyait sans doute le pauvre que c’était encore possible.
Entre la date de la création du tableau et sa vente aux enchères dont je fais état, il y eut comme une explosion. Enorme. Je fus témoin des effets, des dégâts. Personne ne sait plus qui est qui, qui est quoi, ni la place des choses. Quant aux arts, n’importe quoi, on fait tout et son contraire dans une effarante bonne humeur, dans le ludique, le jouissif, sourire un peu crispé quand même.
Juin 2012.
P.S. Ils sont entrés dans le mur selon les prévisions de celui qui criait. Se sont cassé la gueule comme de coutume. Inguérissables, ils réinventent ce processus répétitif depuis les époques légendaires. Qu’à cela ne tienne, ils construiront un autre mur, rien que pour le plaisir de lui entrer dedans.
Les textes qui suivent font partie de "dégâts collatéraux"; résidus, miettes et poussière de cette période, nés soit sous son action directe, soit pour l’exorciser. Quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, ils sont sans importance comme le reste.
|